Le Jeune maire (Charles DUPEUTY - Félix-Auguste DUVERT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 21 mai 1827.

 

Personnages

 

ÉDOUARD NOIRVILLE, maire

AUGUSTE DUPRÉ, adjoint

GRIVELLE, ancien négociant

RICOPEAU, garçon de bureau de la mairie

EUGÉNIE GRIVELLE, fille de Grivelle

ROSE, domestique de Grivelle

 

La scène se passe dans une ville de province.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un jardin fermé dans le fond par une grille ; une maison est à la droite du spectateur, un pavillon à gauche. Une table et une chaise devant la maison.

 

 

Scène première

 

ROSE, seule, parlant à la porte du pavillon qu’elle tient entr’ouverte

 

Soyez tranquille, monsieur l’étranger ; aussitôt qu’il y aura quelqu’un de levé, je viendrai vous prévenir.

Elle ferme la porte.

Il est gentil, ce monsieur-là...

Regardant en dehors.

J’aperçois mon amoureux, M. Ricopeau, le garçon de bureau de la mairie ; je vais savoir des nouvelles... Moi, d’abord, ce n’est pas ma faute, mais quand arrivent neuf heures, et que je n’ai pas fait de caquets, il me manque quelque chose... C’est comme si je n’avais pas déjeuner.

 

 

Scène II

 

ROSE, RICOPEAU

 

ROSE.

Eh bien, y a-t-il du nouveau ce matin ?

RICOPEAU.

Je le crois bien, et du fameux encore !... Il nous arrive un maire.

ROSE.

Bah ! l’avez-vous vu ? Est-il jeune ? Est-il vieux ? Est-il beau ? Est-il laid ? est-il brun ? est-il blond ?

RICOPEAU, avec mystère.

Tout ce que je puis t’apprendre, c’est qu’on ne m’a pas dit son nom.

ROSE.

C’est désagréable.

RICOPEAU.

Je sais seulement que c’est le neveu et l’héritier de M. de Saint Paul, notre ancien maire, qui est mort ; ce qui fait qu’on dit maintenant : Feu M. de Saint-Paul ; et comme son neveu est le plus riche particulier du canton, il lui succède tout naturellement... Aussi, nous autres municipaux, nous sommes tous dans un tracas...

ROSE.

Tiens... En quoi qu’çà vous regarde, vous ?

RICOPEAU.

Moi !... par exemple ! Est-ce qu’il ne faut pas que tout soit prêt pour sa réception ?... que les fonctionnaires soient en costume ? que les escaliers soient...

ROSE.

Oh ! les escaliers, c’est votre affaire.

RICOPEAU.

Parce que je le veux bien, car je suis garçon de bureau en chef.

ROSE.

Je crois bien... Vous êtes seul.

RICOPEAU.

Raison de plus... D’ailleurs, les escaliers de la mairie, ne les balaie pas qui veut, Rose... C’est une partie à considérer.

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Les étages de la mairie,
Pour qui sait les étudier,
Présent’
nt l’imag’ des degrés de la vie :
Quand on arrive, on s’inscrit au premier,
Un peu plus tard, on s’marie au deuxième ;
Enfin reste un dernier pallier ;
Mais celui-là, l’on n’y vient pas soi-même,
On a descendu l’escalier.

ROSE.

Ah ben ! c’est bête ; vous êtes philosophe.

RICOPEAU.

Je n’en suis pas plus fier... D’ailleurs, tout philosophe que je suis... Ah !

Il soupire.

ROSE.

Dieu ! quel soupir ?

RICOPEAU.

Ah ! Rose, pourquoi le ciel ne nous a-t-il pas fait naître dans la même catégorie sociale ?

ROSE.

Qu’est-ce que ça veut dire, çà ?

RICOPEAU.

C’est-à-dire, Rose, pourquoi êtes-vous tout bonnement la servante de M. Grivelle ?... ou moi, pourquoi suis-je fonctionnaire ?

ROSE.

Tout çà, c’est des bêtises ; c’est pour retarder notre mariage.

Air : Je t’aimerai.

C’est un peu long,
Et franch’ment ça m’ennuie,
D’attendr’ l’honneur de porter votre nom ;
Que l’dernier ban promptement se publie,
Et l’on pourra nous unir pour la vie.

RICOPEAU.

C’est un peu long. (bis.)

ROSE.

Monsieur Ricopeau, vous ne m’avez jamais aimée.

RICOPEAU, avec exclamation.

Je ne t’ai jamais aimée !...

ROSE.

Parlez plus bas, et ne me tutoyez pas comme ça... parce que... Ce n’est pas par fierté ; mais c’est que... il y a un jeune homme-là...

RICOPEAU.

Un jeune homme ici !

ROSE.

Plus bas...

RICOPEAU, baissant la voix et faisant des efforts pour se contenir.

Du moins, puis-je savoir son nom... ses qualités ?... Qui est-il en fin ? Je suis jaloux.

ROSE, le menant de l’autre côté du théâtre, à voix basse.

Je n’en sais rien... Il venait pour voir M. Grivelle... Il m’a prié de lui donner un endroit où il y pourrait attendre et écrire quelques lettres... et voilà.

RICOPEAU.

Est-ce qu’il vient pour le mariage de Mlle Eugénie avec monsieur l’adjoint ?

ROSE.

Eh ! non... Vous ne savez donc pas qu’il y a encore un empêchement au mariage... Çà n’en finit pas.

RICOPEAU.

Tiens, un mariage rompu... çà ressemble à une histoire arrivée du temps que j’étais dans le notariat, à Paris.

ROSE.

Vous avez été notaire ?

RICOPEAU.

Notaire... Non.

ROSE.

Clerc, alors ?

RICOPEAU.

J’étais immédiatement après le dernier clerc... Je dirigeais la propreté de l’étude... Oh ! j’étais très bien avec mon patron ; il ne sortait jamais en cabriolet sans que je fusse avec lui.

ROSE.

Oh ! que je fusse !... Ce mot... Que je soye, à la bonne heure.

RICOPEAU.

Dans le notariat, on dit : fusse, Rose... À moins qu’on n’emploie le verbe auxiliaire être ; alors on dit que je soye été... Mais, pour en revenir à mon histoire... Il venait comme ça tous les jours à l’étude, un beau jeune homme bien couvert, avec une vieille dame en pelisse... des gens cossus enfin... Ils s’occupaient avec le notaire des articles d’un contrat de mariage, et tout était déjà d’accord, quand un beau soir, le jeune homme arriva seul, comme un désespéré, en disant tout est rompu !... Alors, moi, comme j’étais enrhumé, j’avais mon mouchoir sur les yeux... Il crut que je pleurais, et il me glissa dix francs dans les mains, en me disant d’un air attendri : « Tenez ! Ricopeau. » 

ROSE.

Dix francs, vraiment ?

RICOPEAU.

Vrai, comme je le dis... Dix francs ! Je suis fâché de ne pas les avoir sur moi, je te prouverais...

ROSE.

V’là le jeune homme.

Ils continuent à causer à voix basse.

 

 

Scène III

 

ROSE, RICOPEAU, NOIRVILLE

 

NOIRVILLE, sortant du pavillon, et examinant des papiers.

Cette lettre au préfet annoncera mon arrivée dans le pays, et au moins je n’aurai pas l’air de tomber du ciel : ce n’est pas de là ordinairement que viennent les administrateurs.

RICOPEAU, examinant Noirville.

Eh ! mais je ne me trompe pas.

ROSE, à elle-même.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

RICOPEAU.

J’ai déjà eu l’honneur de voir monsieur, à Paris.

NOIRVILLE.

C’est possible.

RICOPEAU.

Chez mon not...

NOIRVILLE, l’interrompant, à demi-voix.

Silence...

Il lui glisse de l’argent dans la main.

RICOPEAU, regardant ce que Noirville vient de lui donner.

Deux pièces de cent sous... Plus de doute ; c’est l’homme aux dix francs... Il paraît que c’est une habitude chez lui... C’est le système décimal personnifié.

ROSE, à part.

Je voudrais bien savoir pourquoi Ricopeau a l’air bête comme çà, en regardant ce monsieur.

NOIRVILLE.

En faveur de la connaissance, mon ami, faites-moi le plaisir de remettre ces deux lettres à leur adresse... L’une est pour M. le préfet... et l’autre pour un nommé M. Dupré, qui doit habiter cette ville. Vous le connaissez sans doute ?

RICOPEAU.

Si je connais M. Dupré ! Parbleu, je crois bien.

NOIRVILLE.

Ma famille lui a de grandes obligations, et je désire que ma première lettre soit pour lui.

RICOPEAU.

Soyez tranquille, monsieur, votre commission sera faite avant un quart d’heure... Adieu, Rose...

À part.

Voilà ce que j’appelle un homme qui a de belles manières... Mon ami... et puis dix francs... À la municipalité, quelquefois, pour un mariage, on ne rougit pas de me donner dix sous, et en sous encore, en vile monnaie de billon... Adieu, Rose, au revoir.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ROSE, NOIRVILLE

 

NOIRVILLE.

Il paraît, ma belle enfant, que personne n’est levé encore ?

ROSE.

Ça ne peut pas tarder à présent, monsieur, parce qu’ils ont l’habitude de se lever à huit heures, et il en est neuf. Monsieur est peut-être de la famille ?

NOIRVILLE.

Peut-être... Mais parlez-moi de M. Grivelle, de mademoiselle Eugénie.

ROSE.

Air : De Paris et le village.

Sur mad’moisell’ je ne sais rien,
Seul’ment, vous dirai qu’ell’ s’ marie.

NOIRVILLE, à part.

Ô ciel quel malheur est le mien !
Je suis trahi par Eugénie.

ROSE.

Voilà, monsieur, pour le moment,
Tout c’ que j’ sais sur le mariage ;
Et là d’sus j’voudrais certain’ment
Pouvoir vous en dir’ davantage.

Mais t’nez, la v’là qui vient de ce côté-ci avec son père. Puisque vous voulez leur parler...

NOIRVILLE.

Je reviendrai ; adieu.

À part.

Il est affreux de renoncer si vite à l’espoir du bonheur.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ROSE, GRIVELLE, EUGÉNIE, sortant de la maison

 

ROSE, seule.

Est-il drôle donc ! comme il se sauve !... Il a quelque chose, ce jeune homme-là.

GRIVELLE.

Tu n’étais pas seule, Rose... Quel est donc ce monsieur qui s’éloigne ?

ROSE.

C’est un jeune homme qui était venu pour vous voir.

GRIVELLE.

Il fallait donc me prévenir ou le prier d’attendre !

ROSE.

C’est ce que j’ai fait aussi ; mais il paraît qu’il n’était venu uniquement que pour vous voir, car à peine vous a-t-il aperçu qu’il s’est sauvé en disant : « Il est affreux... de renoncer... » Je n’ai entendu que çà.

GRIVELLE.

C’est bon, c’est bon... Laisse-nous. No

Rose sort.

 

 

Scène VI

 

EUGÉNIE, GRIVELLE

 

GRIVELLE.

Je te le répète, mon Eugénie, ce mariage me convient sous tous les rapports... J’aime Auguste comme s’il était mon fils ; mais il ne t’épousera que lorsqu’il aura la place en question, un état enfin ; car il a beau être adjoint au maire ; çà ne rapporte rien... Des rentes, de bonnes rentes, voilà ce qu’il faut en ménage... C’est que, de ce côté-là, j’ai des principes qui sont le fruit de mon expérience.

Air : Vaudeville de Julien.

J’estime fort le sentiment ;
Mais la dessus le temps m’a rendu sage :
C’est le revenu seulement
Qui fait le bonheur du ménage.
Que l’on me traite, ou non, d’original
L’essentiel est d’avoir de quoi vivre ;
Le sentiment, ce n’est qu’un mot banal.
Moi, je me peins le bonheur conjugal,
Assis gaiement sur le grand-livre.

EUGÉNIE.

Et si M. Dupré n’obtenait pas la place qu’il espère ?

GRIVELLE.

Tu en épouseras un autre. Il y a, de par le monde, beaucoup d’honnêtes gens, de gens fort à leur aise... Cependant j’aimerais mieux que ce fût lui qui devînt mon gendre... D’abord, les bans sont publiés depuis longtemps, c’est déjà une formalité de remplie, et c’est un grand point... Ensuite, les qualités...

Apercevant Dupré qui entre.

Tiens, précisément... Eh ! arrive donc, mon ami, nous parlions de toi.

 

 

Scène VII

 

GRIVELLE, EUGÉNIE, AUGUSTE DUPRÉ

 

DUPRÉ.

De moi !... Vous parliez de moi, mademoiselle Eugénie ?... Cette idée-là seule me rend content : cependant, je ne sais pas encore si vous en parliez en bien ou en mal.

EUGÉNIE.

Je crois, monsieur Auguste, que le doute ne peut exister sur ce point-là.

Elle prend un ouvrage d’aiguille, va s’asseoir près de la petite table et travaille, tandis que Grivelle et Dupré se rapprochent.

DUPRÉ, à part.

Monsieur Auguste !... Chaque fois que j’entends mon nom prononcé par elle, çà me rend presque fier.

GRIVELLE.

Mais il y a un siècle que nous ne t’avons vu.

DUPRÉ.

Vous savez, monsieur Grivelle, que, jusqu’à l’arrivée de notre nouveau maire, je suis chargé de toute l’administration de la commune ; et vraiment cela est trop pesant pour moi, surtout maintenant que je suis si distrait.

GRIVELLE.

Est-ce que c’est l’amour qui te tourne la tête ?

DUPRÉ.

Vous plaisantez ; mais je vous assure que je ne me reconnais plus. Vous savez que j’étais assez bon vivant, d’une humeur assez franche. Mais ce n’est plus çà... Vous allez vous moquer de moi...

GRIVELLE.

Non... non, va toujours... çà m’amuse.

DUPRÉ.

Eh bien !... je perds l’appétit... parole d’honneur. Je ne dors pas trois heures par nuit... Cependant, ma tante dit qu’il y a trois degrés à l’amour, et que je ne suis encore qu’au premier.

GRIVELLE.

Crois-moi, calme-toi sur ton amour, et occupe-toi plutôt de ta place... Quelles nouvelles as-tu ?

DUPRÉ.

Mauvaises encore... L’emploi que j’espérais obtenir dans les eaux et forêts vient de m’être enlevé par un concurrent plus heureux.

EUGÉNIE, se levant.

Encore !... Vous avez du malheur, M. Auguste.

DUPRÉ, à part.

Qu’elle est gentille !...

Haut.

Vous me plaignez, mademoiselle ! Alors je suis tout consolé... Cependant, si j’étais inspecteur des eaux et forêts... Ah ! si mon père vivait encore, certainement, j’aurais pu avoir quelques protections... C’était un brave militaire, et je me serais appuyé de son crédit et de ses services. Mais il fut tué en sauvant la vie d’un de ses compagnons d’armes, et avec lui j’ai perdu toutes mes espérances.

GRIVELLE.

Ton père a fait là une action superbe, qui n’a pas le sens commun ; parce que, lorsqu’on a des enfants, on ne se fait pas tuer pour les autres. C’est bon pour les célibataires ; c’est leur état... Mais, que diable ! tout n’est pas désespéré... Tu as des talents, de l’activité ; tu peux obtenir tout autre place.

DUPRÉ.

Oui ; mais le temps se passe.

GRIVELLE, tirant sa montre.

Tu m’y fais songer ; il est près d’onze heures, et j’ai mon courrier à faire, un bail à renouveler... Je vous laisse... Auguste, tâche de paraître aimable... c’est travailler pour ton avenir... Adieu...

Il rentre chez lui.

 

 

Scène VIII

 

EUGÉNIE, DUPRÉ

 

DUPRÉ, à part.

Allons, voilà qu’il nous laisse seuls ensemble... Je déteste çà, parce que devant lui j’ose parler, j’ai de la hardiesse... mais avec elle... plus j’ai de choses à lui dire, et moins... Ça me suffoque ; et je crains d’avoir un air... que je ne voudrais pas avoir... surtout à ses yeux.

Tous deux gardent pendant quelque temps un silence embarrassé.

EUGÉNIE, à part.

Le moment est favorable ; il faut que je lui parle absolument... Ma franchise doit être égale à la sienne... Mais comment le préparer ?...

DUPRÉ.

Mademoiselle... savez-vous que c’est bien singulier...

EUGÉNIE.

Quoi donc, M. Auguste ?

DUPRÉ, à part.

Je ne sais plus que dire...

Haut.

Mademoiselle Eugénie, nous sommes du même pays ; nos pères étaient liés intimement l’un à l’autre... Nous avons été élevés ensemble... et même, lorsque nous étions encore enfants je vous tutoyais, je crois.

EUGÉNIE.

C’est vrai... je me le rappelle...

DUPRÉ.

Alors, la plus grande intimité régnait entre nous... j’étais avec vous à mon aise, sans façon, libre comme avec une sœur... Je ne vous aimais pas cependant... c’est-à-dire, je ne vous aimais pas comme je vous aime à présent.

EUGÉNIE.

Eh bien ?

DUPRÉ.

Eh bien ! d’où vient que depuis votre retour de ce long voyage que vous fîtes à Paris... je ne suis plus le même avec vous ? Plus de familiarité, plus d’abandon ? Votre présence me déconcerte, m’intimide... Cependant, votre père autorise mes aveux... puisque notre mariage... Mais vous semblez émue, embarrassée... Je vous importune peut-être... alors...

Il fait un mouvement pour sortir.

EUGÉNIE.

Non... restez... aussi bien j’avais à vous parler... à vous seul.

DUPRÉ.

Comme elle a l’air sérieux à propos de notre mariage.

EUGÉNIE.

Écoutez-moi, M. Auguste ; et quelque pénible que vous paraisse l’aveu que je vais vous faire, promettez-moi de m’entendre jusqu’à la fin.

DUPRÉ.

Je vous le promets.

EUGÉNIE.

Comme vous me le rappeliez tout à l’heure, mon enfance seule s’écoula dans ce pays... Pour achever mon éducation, je dus, par l’ordre de mon père, me rendre à Paris, chez une tante que je regardais comme une seconde mère. Ma tante voulait me mettre à même de connaître le monde... Je touchais à ma quinzième année... Le plus vif désir de ma tante était de me donner un époux de son choix. Parmi les jeunes gens qui fréquentaient sa maison, un surtout semblait me faire une cour assidue. Il était d’une famille honorable : chacun vantait son esprit... ses qualités...

Avec timidité.

Jusque-là mon cœur avait été libre.

DUPRÉ, avec inquiétude.

Oui... mais à compter de ce moment-là... Eh bien ?

Air : De l’Angélus.

Mais vous ne me répondez pas ;
Avait-il su toucher votre âme ?

EUGÉNIE.

Monsieur...

DUPRÉ.

Parlez sans embarras :
Étiez-vous sensible à sa flamme ?

EUGÉNIE.

J’avais promis d’être sa femme.
Puis on voulut, par un aveu bien doux,
Que je comblasse son attente.

DUPRÉ.

Eugénie, enfin, l’aimiez-vous ?

EUGÉNIE, baissant presque les yeux.

J’obéis sans peine à ma tante.

DUPRÉ.

Oui, je comprends... Je comprends.

EUGÉNIE.

Ma tante allait solliciter de mon père son consentement à cette union... Moi, confiante et crédule, j’aimais à faire part de mes projets pour l’avenir à tout ce qui m’environnait, lorsqu’un jour, Madame de Mirbel, jeune veuve, fort jolie, qui se trouvait chez ma tante, s’évanouit tout-à-coup au nom de celui qui devait être mon époux. Revenue à elle, elle tira d’un souvenir une lettre qu’elle avait reçue de lui... Jugez de mon indignation : tous les serments qu’il me faisait, il les répétait à la jolie veuve.

DUPRÉ, à part.

Eh bien ! voilà... ce sont ces mauvais sujets-là qui réussissent auprès des femmes.

EUGÉNIE.

Mais vous paraissez ne plus m’écouter.

DUPRÉ, très agité.

Si, si, mademoiselle... Je vous écoute avec beaucoup d’intérêt.

EUGÉNIE.

Comme vous le pensez bien, à mon retour je ne voulus jamais consentir à le revoir, et je revins ici, près de mon père, où Dieu merci, j’ai tout-à-fait perdu son souvenir.

DUPRÉ.

Serait-il vrai ?

EUGÉNIE.

Voilà, M. Auguste, ce que j’avais à vous dire... Maintenant que vous savez tout, prononcez vous-même ; et jugez si je suis encore digne d’être votre femme.

DUPRÉ.

D’être ma femme !... Vous seriez ma femme !

À part.

Suis-je heureux ?

Haut.

Je cours trouver votre père... Aidé de ses conseils je vais remuer ciel et terre pour obtenir cette place qui est le seul obstacle à notre mariage.

Fausse sortie. Il revient sur ses pas.

Pardonnez... ce n’est pas que je me défie de vous... mais c’est que... on dit que les femmes... Puis-je compter que vous ne vous dédirez pas ?

EUGÉNIE.

Je le jure.

Air : Tyrolienne de la Demoiselle à marier.

Que cette main
Soit ici le gage
Qui m’engage :
Que cette main
Soit ici le gage
De l’hymen.

DUPRÉ.

Lorsque je vais, pour plaire
À votre père
Solliciter la faveur d’un emploi,
Dans votre cœur puisse un amour sincère
Solliciter une place pour moi.

Ensemble.

EUGÉNIE.

Que cette main, etc.

DUPRÉ.

Que cette main
Soit ici le gage
Qui m’engage :
Que cette main
Soit pour moi le gage
De l’hymen.

Il lui baise la main, et rentre chez Grivelle.

 

 

Scène IX

 

ROSE, EUGÉNIE

 

ROSE, qui a paru sur la porte au moment de la reprise.

Dites-donc, mamzelle, c’est donc parce que M. Auguste n’a pas de place, qu’on tarde comme çà votre mariage ?

EUGÉNIE.

Qui donc vous a déjà si bien informée de tout cela ?

ROSE.

Personne, mamzelle... C’est que j’étais en train de faire l’appartement du rez-de-chaussée ; et je me trouvais si près de la porte...

EUGÉNIE.

J’entends... vous avez écouté, comme à votre ordinaire.

ROSE.

Oh ! je ne me serais pas permis cela, mamzelle... ben du contraire... Quand j’ai vu que j’entendais tout ce que vous disiez, par discrétion, je me suis en allée... Je suis montée au premier : mais la fenêtre était ouverte, de manière que malgré moi...

Elle regarde vers le fond du théâtre. À part.

Ah ! mon Dieu ! voilà le jeune homme à qui j’avais promis de parler pour lui à mamzelle.

EUGÉNIE.

Vous êtes une petite curieuse ; et dorénavant...

ROSE.

Non, mamzelle, c’est pas çà... c’est un monsieur... Un étranger.

EUGÉNIE.

Comment ?...

ROSE.

Oui, mamzelle... un étranger qui m’avait chargée... Mais, tenez le v’là... il vous expliquera peut-être tout çà plus clairement que moi !...

Noirville entre.

EUGÉNIE.

Dieu !... c’est lui !... 

Rose va pour sortir.

 

 

Scène X

 

ROSE, EUGÉNIE, NOIRVILLE

 

EUGÉNIE.

Restez, Rose, je l’exige.

ROSE, revenant.

Je ne demande pas mieux que de rester.

NOIRVILLE.

Je conçois, mademoiselle, que mon arrivée ait lieu de vous étonner.

EUGÉNIE.

En effet, monsieur, depuis un an que j’ai quitté Paris, j’ai eu plusieurs raisons de penser que je vous avais vu pour la dernière fois.

NOIRVILLE.

Eugénie, parlez-moi avec franchise... Personne n’a-t-il cherché à me nuire dans votre esprit ? Et un peu de dépit, de colère...

EUGÉNIE.

Du dépit ?... de la colère ?... En vérité, monsieur, vous connaissez bien peu mon caractère, si vous me croyez capable d’une pareille faiblesse... D’ailleurs, le dépit ne peut être que l’effet de l’amour, ou tout au moins de l’amitié ; et si mon cœur éprouve aujourd’hui un sentiment si tendre, aucun nuage ne peut en troubler la douceur ;

Avec intention.

car celui que j’aime est un homme sincère, fidèle à ses serments, en un mot, l’époux que mon père me destine.

NOIRVILLE.

Il est donc vrai !...

EUGÉNIE.

Mais pardon, monsieur : mon père ne peut ignorer plus longtemps que vous êtes ici, et je vais lui annoncer que M. de Noirville daigne l’honorer de sa visite.

Elle lui fait une révérence et sort. Rose fait de même une révérence cérémonieuse à Noirville, et sort avec sa maîtresse.

 

 

Scène XI

 

NOIRVILLE, seul

 

Et c’est là cette Eugénie que j’avais jugée si douce et si sincère !... Pour laquelle je renonçais à ma famille, à mes amis, à un emploi honorable, fruit de mes services passés ! Elle me dédaigne, elle en aime un autre... Eh bien ! je le connaîtrai ce rival, et il n’épousera pas plus que moi... Je saurai bien... Mais que dis-je ?... moi, provoquer en duel !... n’importe, je le verrai... Je lui parlerai... Qui sait ? je serai peut-être assez heureux pour qu’il me cherche querelle le premier.

 

 

Scène XII

 

NOIRVILLE, DUPRÉ

 

DUPRÉ, en sortant de chez Grivelle.

Adieu, mon cher beau-père ; car j’espère bientôt vous donner ce titre.

NOIRVILLE, à part.

Mon cher beau-père ! c’est lui ! plus de doute... Voilà mon rival...

Se plaçant devant Dupré qui va pour s’éloigner.

Pardon, monsieur, je désirerais vous parler.

DUPRÉ.

Parlez, monsieur : je n’ai point l’honneur de vous connaître ; mais je m’estimerais heureux si je pouvais vous rendre service.

NOIRVILLE, à part.

Cela débute mal.

Haut et en élevant la voix.

Il ne s’agit point de cela, monsieur... Vous aimez mademoiselle Grivelle, et vous en êtes aimé.

DUPRÉ.

Je l’aime, oui, monsieur... Ah ! je l’aime bien... Je puis m’en flatter... Quant à ce qui est d’en être aimé... çà viendra peut-être.

NOIRVILLE.

Pourquoi vous défendre d’un sentiment que vous avez fait naître ?... Elle vous aime, vous dis-je, j’en suis certain... Non moins confiante que vous, c’est devant moi qu’elle l’a dit. Le nierez-vous encore ?

DUPRÉ.

Est-il possible ?...

NOIRVILLE.

Je conçois vos transports, monsieur ; mais ce n’est point là que j’en voulais venir.

DUPRÉ.

C’est égal, monsieur, je suis tout à votre service... Vous m’avez ôté un terrible poids de dessus le cœur... Elle m’aime !... Monsieur est sans doute un de ses parents, un ami ?... Je mets tout cela sur la même ligne... Parlez, que me voulez-vous ? Je suis à vos ordres...

NOIRVILLE.

Vous allez épouser mademoiselle Eugénie ?

DUPRÉ.

Épouser !...

Poussant un soupir.

Ah ! elle ne vous a donc pas conté toute l’affaire ?... Ce n’est pas encore bien sûr. Le père Grivelle tient absolument à ce que je sois possesseur d’une place honorable et lucrative... C’est la condition sine quâ non... J’étais bien sur le point d’en obtenir une d’inspecteur des eaux et forêts.

NOIRVILLE.

Quoi ! dans ce département ?

DUPRÉ.

Oui, monsieur.

NOIRVILLE, à part.

Pour le coup, j’ai l’avantage sur lui, et j’en profiterai.

DUPRÉ.

Un concurrent plus heureux que moi l’a emporté... Il y a des gens qui ont du bonheur.

NOIRVILLE.

C’est-à-dire que vous pensez que votre concurrent est un homme sans talent, et qu’il ne doit qu’à la faveur la préférence qu’il a obtenue.

DUPRÉ.

Je ne dis point cela... Je ne le connais pas.

NOIRVILLE.

C’est moi, monsieur.

DUPRÉ.

Vous ?

NOIRVILLE.

Oui, monsieur.

DUPRÉ.

Je vous en fais mon compliment... C’est une belle place... Sans doute vous en étiez plus digne que moi... et je suis content que çà soit bien tombé.

NOIRVILLE, à part.

En vérité, on n’a pas un caractère plus contrariant que cet homme-là. Il est impossible d’être plus poli.

Haut.

Quoi qu’il en soit, monsieur, si vous comptez sur cet emploi, je vous préviens que, bien que j’en aie la faculté, je ne suis d’humeur à le céder à personne.

DUPRÉ, impatienté.

Eh ! monsieur, qui vous demande un pareil sacrifice ?

À part.

Est-il singulier ?... Sitôt qu’il s’agit de la place, il se fâche... Il a un mauvais caractère, cet homme-là.

NOIRVILLE.

Le ministre m’a laissé le droit d’en disposer... et je le garde.

DUPRÉ.

Eh ! monsieur, tant mieux pour vous.

À part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

NOIRVILLE.

Vous élevez la voix bien haut, monsieur.

DUPRÉ.

Ah çà... quelle mouche vous pique, définitivement ?

NOIRVILLE.

Monsieur...

DUPRÉ.

Au diable !

Air : D’un Duo de Gulistan.

DUPRÉ, NOIRVILLE, ensemble et à part.

La chose n’est point équivoque,
Sur ma foi ;
C’est bien lui, c’est lui qui me provoque,
Et non moi.

NOIRVILLE.

C’est assez me faire comprendre :
Me voici.

DUPRÉ, lui donnant sa carte.

Voici mon nom, daignez m’attendre
Près d’ici.

NOIRVILLE.

Une fois j’ai donc réussi.

Lisant la carte. Parlé.

Grand Dieu ! Auguste Dupré !

 

 

Scène XIII

 

NOIRVILLE, DUPRÉ, RICOPEAU, une lettre à la main

 

Continuation de l’air à la deuxième reprise.

RICOPEAU, à Dupré.

Je vous ai cherché vainement,
Car pour vous j’avais une lettre.

Apercevant Noirville.

Eh ! mais c’est monsieur justement
Qui m’a dit de vous la remettre.

DUPRÉ, à Noirville.

À moi, monsieur ? elle est de vous.

NOIRVILLE.

Oui, monsieur ; lisez cette lettre.

À part.

Ô destin bizarre et jaloux !
Pour moi voilà bien de tes coups.

Ensemble.

Quoi ! Dupré, ce Dupré lui-même,
Mon rival !
Et pourtant il faut bien que je l’aime.
C’est égal :
Triomphons d’un amour fatal.

DUPRÉ, à part.

C’est pour moi ! ma surprise est extrême ;
C’est égal ;
Je le traitais à l’instant même
De brutal.
L’incident est original.

RICOPEAU, à part.

Cette lettre était bien de lui-même ;
C’est égal.
D’où vient donc cette surprise extrême ?
Est-il mal
Avec l’adjoint municipal ?

DUPRÉ, lisant la lettre.

« Mon ami, permettez-moi de vous donner ce titre.

Il suspend un instant sa lecture, et regarde Noirville avec étonnement.

« Je suis le fils du colonel Noirville, dont votre père sauva la vie... J’ai du crédit, des amis puissants, et je désire vous que puissiez me mettre à même d’acquitter la dette sacrée que toute ma famille a contractée envers vous. » Vous êtes le fils du colonel Noirville ?

NOIRVILLE.

Lui-même : et c’est en invoquant le souvenir de votre père, que je vous conjure d’oublier ce qui s’est passé.

RICOPEAU, à part.

Comment, d’oublier ce qui s’est passé.

DUPRÉ, à part.

C’est égal, je ne m’y fierais pas... il a un trop mauvais caractère.

 

 

Scène XIV

 

NOIRVILLE, DUPRÉ, RICOPEAU, GRIVELLE, EUGÉNIE, ROSE

 

Morceau d’Ensemble, musique, de M. Heudier.

GRIVELLE.

Eh quoi ! Dupré, je te retrouve ici ?
Un étranger !...

EUGÉNIE, apercevant Noirville.

Ciel ! il n’est pas encor parti.

NOIRVILLE.

Pardon, monsieur ; mademoiselle
A dû vous annoncer ma présence en ces lieux.
J’y suis venu pour faire deux heureux.

GRIVELLE, DUPRÉ, RICOPEAU, ROSE.

Des heureux ! que prétend-il faire ?

EUGÉNIE.

Malgré moi je tremble... j’espère.

NORVILLE.

Ici je retrouve un ami ;
Je veux m’acquitter avec lui
D’une dette à mon cœur bien chère.
Oui, cet emploi dont son bonheur dépend,
J’en fus nommé le titulaire...
On m’a laissé le droit pourtant
De désigner mon remplaçant :

À Dupré, lui remettant un papier.

Soyez-le donc.

EUGÉNIE.

Quoi ! c’est ainsi qu’il m’aime !
À son rival il me cède lui-même.

GRIVELLE.

C’est un beau trait ; et ma fille est à toi.

DUPRÉ.

Dois-je accepter ?

EUGÉNIE.

Oui, pour l’amour de moi.
Cachons-lui bien mon trouble extrême.

DUPRÉ, à Noirville.

Monsieur, je n’oublierai jamais
Votre conduite et vos bienfaits.

EUGÉNIE, à Noirville, avec un sentiment différent.

Monsieur, je n’oublierai jamais
Votre conduite et vos bienfaits.

NOIRVILLE.

Adieu.

GRIVELLE, DUPRÉ, ROSE.

Mais du moins à ce soir,
Au revoir.

EUGÉNIE.

Il n’est donc plus d’espoir !

NOIRVILLE.

Oui, j’ai fait mon devoir.

Ensemble.

EUGÉNIE.

Si je n’ai pu lui plaire,
Qu’au moins, selon mes vœux,
Celle qu’il me préfère
Puisse le rendre heureux !

NOIRVILLE.

Un autre a su lui plaire ;
Elle comble ses vœux...
Du moins sachons nous taire,
Et qu’ils soient tous heureux !

DUPRÉ et GRIVELLE.

Ceci cache un mystère,
Mais il comble mes vœux ;
Ma foi, laissons-le faire,
Puisqu’il nous rend heureux.

ROSE et RICOPEAU.

Ceci cache un mystère,
Mais n’soyons pas curieux ;
Et sur tout’ cette affaire
Sachons fermer les yeux.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la salle des mariages. Une grande porte au fond. Un peu en avant, sur la droite de la scène, se trouve placée l’estrade destinée à l’officier municipal. De côté, des registres, des casiers. Portes latérales. Une table, des sièges, et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

RICOPEAU, seul, le plumeau à la main, et occupé à épousseter

 

Allons, allons, de l’activité, c’est l’âme de l’administration. Diable ! c’est que notre nouveau maire va être installé avant une heure... Il faut qu’il ait à se louer en même temps de la plume et du plumeau.

Continuant à épousseter.

Quant à moi, j’ai l’amour-propre de croire qu’il sera enchanté de ma manière d’administrer. Tiens, j’ai oublié de placer sur le pupitre le registre courant des mariages.

Il le place sur le pupitre.

Dire que mon mariage avec Rose n’est pas encore couché là-dessus, au milieu des noms de tant d’honnêtes gens !... Aussi pourquoi flottai-je ?

Air : De Turenne.

La drôl’ de chos’ pour un célibataire
Que d’voir sans cess’ l’registr’ municipal,
Où, par les ordr’s de monsieur l’maire,
S’inscrit chaqu’ serment conjugal.
Je suis vraiment (c’est fort original)
Comme un marin prêt à s’mettre en voyage,
Et qui, s’promenant dans le port,
Regard’ la mer, et trouve sur le bord
La list’ de ceux qu’ont fait naufrage.

Au fait je ne sais pas si ce mariage-là conviendra à ma famille... Quand on a un emploi... la fierté vient avec la faveur... j’ai une mairie, je puis avoir une sous-préfecture.

 

 

Scène II

 

RICOPEAU, ROSE

 

ROSE, qui a entendu la fin de la phrase précédente.

Comment, une sous-préfecture !

RICOPEAU, avec importance.

Mademoiselle Rose, est-ce que vous vous étiez permis d’écouter mon soliloque !

ROSE.

Pourquoi pas ? D’ailleurs, il ne s’agit, ni de vous, ni de votre soliloque... Vous n’savez donc pas que le mariage se fait aujourd’hui ?

RICOPEAU.

Je ne peux pas le deviner... Voilà pourtant trois fois que j’affiche dans le petit cadre grillé de l’état civil : Il y a promesse de mariage entre demoiselle Eugénie Grivelle, etc., etc.

ROSE.

Ah ! oui, votre cadre grillé !... voilà encore un de ces usages qui me révoltent.

Air : Soldat français né d’obscurs laboureurs.

On devrait bien trouver d’autres moyens ;
On nous inflig’ le mariag’ comme un peine ;
Il n’est question alors que de liens,
D’obéissance, et de nouds, et de chaîne.
Avant l’hymen, enfin autour de nous
Tout parle déjà d’esclavage ;
Et même, avant d’faire un serment si doux,
Les noms mêm’s des futurs époux
Sont placés derrière un grillage.

RICOPEAU.

Apprends, Rose, que je n’ai point le droit de changer les usages municipaux.

ROSE.

Ah ! çà, tout le monde est réuni chez M. Grivelle, et va bientôt se rendre ici. La première demoiselle de noce arrange les cheveux et le bouquet de mamzelle... et elle fait des soupirs en la regardant... Le papa cause avec le futur, et lui parle de la dot... La grand’maman prend son mouchoir pour s’essuyer les yeux... Les témoins se tiennent comme des piquets, en habits noirs et en gants blancs ; et les pauvres attendent à la porte pour suivre le cortège jusqu’à la municipalité.

RICOPEAU.

Et la mariée est-elle contente ?

ROSE.

Dame !... je ne sais pas... mais elle a pleuré.

RICOPEAU.

Bah !... sans rire ?

ROSE.

Oui, oui... Il y a quelque chose là-dessous ; parce que, voyez-vous, ce monsieur de ce matin...

RICOPEAU.

L’homme aux deux pièces de cent sous !... Eh ! bien ?

ROSE.

Il paraît que mamzelle l’aimait d’abord.

RICOPEAU.

Oui, il avait le numéro un.

ROSE.

Mais il y a eu une lettre qui a tout brouillé... Une lettre qu’il a écrite à une autre... Une lettre d amour.

Air : Vaudeville du Baiser au porteur.

Ell’ reconnut son écriture,
Alors entre eux tout fut fini.

RICOPEAU.

Il devait prévoir l’aventure ;
Son écriture l’a trahi.
Ah ! voilà bien les amants d’aujourd’hui :
Quand les passions sont légères,
Tous ces billets portant serment d’aimer,
Çà rentre dans les circulaires,
Un devrait les faire imprimer.
Toutes les circulaires sont imprimées ici.

On entend la ritournelle.

Qu’est-ce que j’entends ?... Ah ! mon Dieu ! c’est la réception de M. le maire... C’est les notables... Je ne vois pas l’adjoint avec eux... Aujourd’hui il a tant d’affaires... Rose ! Rose !...

Il parcourt le théâtre d’un air effrayé

ROSE.

Je crois qu’il perd la tête !

RICOPEAU.

Rose... passez dans l’autre salle... c’est le corps municipal qui s’as semble, et vous n’en faites pas partie.

ROSE.

Ah ! mon Dieu ! je m’en vais... Je n’aime pas les cérémonies, allez...

À part.

Je suis curieuse de savoir ce que produira tout ce que j’ai dit à M. de Noirville.

RICOPEAU, montant sur l’estrade et élevant son plumeau en signe d’autorité.

Rose... au nom de la loi, retirez-vous.

ROSE.

Je m’en vas... je m’en vas.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

RICOPEAU, NOIRVILLE, NOTABLES

 

CHŒUR.

Air : De l’Avare en goguette.

Jour de bonheur,
Nous retrouvons un appui tutélaire ;
Notre bon maire
Est notre protecteur.

NOIRVILLE.

Votre amitié me sera chère.
Dieu ! quels tourments !

RICOPEAU, à part.

Encor l’homme aux dix francs.

CHŒUR.

Jour de bonheur, etc.

NOIRVILLE.

Mes bons amis, l’accueil obligeant que je reçois de vous me pénètre de reconnaissance... Je tâcherai de justifier, de mériter votre attachement.

RICOPEAU, s’inclinant.

M. le maire veut-il permettre à un modeste employé de lui présenter sa requête. Je me nomme Ricopeau (Jean), comme vous savez... Je suis chef du matériel de vos bureaux... J’ai déjà partagé les travaux administratifs d’une demi-douzaine de maires ; et mon dévouement... le tout, moyennant la somme de six cents francs par an.

NOIRVILLE.

Soyez tranquille ; je ne veux renvoyer personne... Le sort a toujours voulu que je contribuasse au bonheur de tout ce qui m’entourait.

RICOPEAU, à part.

Je demanderai une augmentation.

CHŒUR.

Jour de bonheur !
Nous retrouvons un appui tutélaire ;
Notre ben maire
Est notre protecteur.

Tout le monde sort par une porte latérale, excepté Noirville.

 

 

Scène IV

 

NOIRVILLE, GRIVELLE, EUGÉNIE, entrant par le fond

 

GRIVELLE.

Ah ! vous voilà donc enfin, notre ami !... Car, bien que je ne vous connaisse que de ce matin, je vous aime, nous vous aimons tous... après ce que vous avez fait.

EUGÉNIE, à part.

C’est encore lui !

À Grivelle.

Mon père, partons, on nous attend.

NOIRVILLE.

Je n’ai fait, Monsieur, que remplir un devoir... Ne m’en sachez aucun gré... Le motif qui m’a fait agir...

GRIVELLE.

Je sais bien, je sais bien, la reconnaissance... raison de plus pour que je vous admire : c’est une vertu de l’ancien temps... mais céder une place de six mille francs ! c’est de l’héroïsme. Par exemple, ce que je n’approuve pas, c’est cette modestie... Se dérober tout-à-coup à nos remerciements... Heureusement nous vous tenons, et je ne vous quitte plus... Vous avez donc su que le mariage était pour aujourd’hui ?

NOIRVILLE.

Le mariage ?... aujourd’hui même ?

GRIVELLE.

À la mairie, bien entendu ; sans cela, pourquoi serions-nous ici ?... et vous aussi.

NOIRVILLE, à part.

Il ignore ma position.

GRIVELLE.

Car vous n’aviez pas besoin d’être invité, j’espère... Ce mariage est un peu prompt ; mais l’impatience des jeunes gens... Allons, Eugénie, il ne faut pas rougir pour cela... À présent, tu peux avouer ton amour ; ce n’est pas comme ce matin.

EUGÉNIE.

Mon père...

GRIVELLE.

Oui, il y avait de sa part consentement, mais non aveu : c’est ce qui désolait ce pauvre Dupré, qui tenait à être aimé d’amour, comme si c’était indispensable.

NOIRVILLE, hors de lui, à Grivelle.

Elle ne l’aimait pas ?

EUGÉNIE, avec une intention très marquée.

Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.

Pardon, monsieur, je l’aime comme il m’aime ;
Si notre vœu n’eût pas été comblé,
Mon cœur, dans sa douleur extrême,
Ne s’en fût jamais consolé.

NOIRVILLE, de même.

Je sais qu’il est des chagrins dans la vie,
Des souvenirs qui nous suivent partout ;
Mais j’aime à croire enfin qu’on les oublie,
Et que le temps peut consoler de tout.

 

 

Scène V

 

NOIRVILLE, GRIVELLE, EUGÉNIE, RICOPEAU, ROSE, ensuite

 

RICOPEAU, à Grivelle.

Le père de l’épouse... monsieur, on vous attend pour la signature.

GRIVELLE.

C’est juste... Ils me feront tourner la tête ; aussi le contrat et le mariage le même jour, c’est aller trop vite. Ah ! çà, si je m’éloigne, j’espère que vous n’allez pas vous échapper encore ? vous qui aujourd’hui donnerez là main à ma fille... Je sais bien que ce devrait être le plus proche parent du’ marié, c’est l’usage ; mais je vous cède ses droits. Un bienfaiteur doit passer par dessus tout. Dans un instant je vous rejoins.

Appelant.

Rose ! reste un instant avec ma fille.

Rose paraît, Grivelle sort par la gauche. Eugénie va pour le suivre, Noirville l’arrête.

NOIRVILLE.

De grâce, mademoiselle, daignez m’entendre.

Rose est dans le fond avec Ricopeau : elle lui fait remarquer qu’elle doit rester près de sa maîtresse.

RICOPEAU.

Laisse-donc, c’est monsieur le maire, un officier municipal.

Ricopeau sort par la gauche, Rose par le fond.

 

 

Scène VI

 

NOIRVILLE, EUGÉNIE

 

EUGÉNIE.

Je me rends auprès de ma nouvelle famille...

Avec dépit.

Mais sans doute, monsieur, vous ne laisserez pas votre ouvrage imparfait ; et après avoir tant fait pour hâter mon mariage avec... un autre... vous daignerez l’honorer de votre présence.

NOIRVILLE.

Quand, pour vous rendre heureuse, j’ai tout sacrifié, jusqu’aux sentiments de mon cœur, n’ai-je donc mérité que votre haine ?

EUGÉNIE.

Et qui vous avait chargé, monsieur, de mon bonheur ? Ce n’est point de vous que je voulais le tenir.

NOIRVILLE.

Je ne le sais que trop, mademoiselle ; mais, malgré vous main tenant, même en consacrant votre vie à un autre, vous serez forcée de conserver mon souvenir... Mon nom vous poursuivra, prononcé avec éloge peut-être par tous ceux qui vous entoureront... Ce sera là la seule vengeance que je tirerai de votre injuste oubli.

EUGÉNIE.

Monsieur ! je n’ai rien oublié.

NOIRVILLE.

Les apparences alors abusèrent cruellement l’un de nous deux.

Air : Vaudeville du Maître du Château.

Je m’en souviens, vous me disiez sans cesse :
Un jour viendra que nous serons époux ;
Ce temps n’est plus, mais de votre tendresse
Seul j’ai gardé le souvenir si doux.
Oui, je formais alors, près d’Eugénie,
L’heureux espoir d’un si tendre lien ;
Et je rêvais le bonheur de ma vie ;
Car vous m’aimiez, si je n’en souviens bien.

EUGÉNIE, avec une émotion croissante.

Même air.

Ainsi que vous, monsieur, je me rappelle
Ce temps heureux, déjà si loin de moi,
Où vous juriez de me rester fidèle ;
Je vous croyais alors de bonne foi.
Je me disais oui, j’en crois sa promesse ;
Ah ! quel bonheur un jour sera le mien !
Mais en faisant ces serments de tendresse,
Vous me trompiez, si je m’en souviens bien.

NOIRVILLE.

Moi ! vous tromper ! ô ciel ! l’avez-vous pu penser ? Cette erreur serait-elle en effet la seule cause de votre inconstance ?... Ah ! s’il en est ainsi, je puis... Mais il n’est plus temps de me justifier... Croyez-moi parjure... et oubliez-moi.

EUGÉNIE.

Non, de grâce, parlez, je vous en conjure ; je sais que ma main n’est plus libre... mais à défaut d’un sentiment plus tendre, si je pouvais vous conserver au moins mon estime... Mais non, je m’oublie moi-même... La justification est impossible... J’ai vu la lettre, j’ai reconnu votre main.

NOIRVILLE.

Ne vous hâtez pas de me juger, Eugénie. Lorsque je connus celle qui fut depuis Madame de Mirbel, on nous destinait l’un à l’autre ; mais un homme riche et titré me fut préféré ; son mari mourut, elle voulut alors réaliser les premiers projets de nos parents ; mais je vous avais vue, et je dédaignai son cœur... Elle s’en vengea cruellement ; et cette lettre, à une époque où vous m’étiez inconnue...

EUGÉNIE, avec la plus vive émotion.

Assez... je sens plus que jamais toute l’étendue des devoirs qui me restent à remplir, et je les remplirai tous... Édouard, je ne vous aime plus... Un autre doit seul avoir désormais toutes mes pensées, toutes mes affections ; je l’ai promis, je l’ai juré, et je tiendrai mon serment.

Elle cache ses larmes avec son mouchoir.

NOIRVILLE, hors de lui.

Eugénie !...

Il fait un mouvement comme pour le retenir, saisit une des mains d’Eugénie, et paraît se résigner aussitôt.

Air : Noble dame.

Oui, votre époux sans doute vous réclame ;
Allez rendez-vous à ses vœux ;
Et dans ce jour d’hymen, madame,
Recevez mes derniers adieux.

EUGÉNIE.

Que ce mot était plein d’espoir
Quand il exprimait : au revoir !

NOIRVILLE.

Mais qu’il exprime de regrets
Quand il veut dire : pour jamais !

Adieu.

EUGÉNIE.

Adieu.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

NOIRVILLE, seul

 

Tout est fini, tout... et je ne dois plus la voir. Est-ce donc là ce bonheur que je croyais trouver en ces lieux ?... Il faut m’éloigner sur-le-champ... il faut la fuir... Une lettre motivera mon... absence.

Il va pour écrire, Dupré entre.

 

 

Scène VIII

 

NOIRVILLE, DUPRÉ

 

DUPRÉ.

Quoi ! monsieur, mon ami, mon bienfaiteur, c’est vous qui êtes le neveu de M. de Saint-Paul !... Ah ! que c’est heureux Je vais donc être marié par vous ?

NOIRVILLE.

Par moi ?... non... Excusez... la fatigue du voyage... une affaire importante, et puis le premier jour de mon installation...

DUPRÉ.

Mon mariage va se célébrer dans un instant.

NOIRVILLE.

Permettez-moi de me fier de ce soin à mon adjoint... car je dois avoir un adjoint.

DUPRÉ.

Oui sûrement ; et je venais justement à ce titre vous présenter mes félicitations ; car c’est moi qui suis cet adjoint.

NOIRVILLE, avec acclamation.

Quoi ! vous ?

DUPRÉ.

Et, en conscience, je ne puis me marier moi-même : cela n’est pas dans l’ordre.

NOIRVILLE.

Croyez à mes regrets !... la chose m’est impossible...

À part.

Le sort me poursuit-il assez ?... Il est mon adjoint !

DUPRÉ, à part.

Que signifie ce refus ?... Allons, est-ce que ses lubies vont lui reprendre ?

Haut.

Monsieur Noirville, vous repentiriez-vous de ce que vous avez déjà fait pour moi ?... Ah ! s’il en était ainsi...

NOIRVILLE, vivement.

Gardez-vous de le croire ! mon ami... mon ami... ah ! si vous saviez...

DUPRÉ.

Que voulez-vous qu’on pense d’un tel retard ? Ce mariage est annoncé... Nos parents et nos amis sont assemblés...

NOIRVILLE, avec effort.

Vous pouvez avertir tout le monde. Je serai prêt.

Air : Faut l’oublier.

À part.

Faut-il donc qu’elle soit victime
D’un sentiment qui ne m’est plus permis ?
Son honneur serait compromis !...
Non !... balancer serait un crime.

Haut.

Je me rappelle, en ce moment,
Pour vous promettre un tel service,
Votre père et son dévouement...
Il fut bien grand, son sacrifice ;
Nous sommes quitte maintenant.

DUPRÉ, d’un air distrait, et regardant fixement Noirville.

Ah ! croyez que ma reconnaissance...

NOIRVILLE.

Je ne vous demande qu’une chose, une seule, mon ami... Votre place nouvelle exige que vous vous éloigniez de ces lieux... Partez dès demain... Cela est nécessaire. Dans un instant je reviens.

Il sort.

DUPRÉ, le regardant partir.

Partez dès demain... Tout cela s’accorde... Ah ! si je pouvais éclaircir... Mais je n’ai plus que le temps tout juste de me marier.

 

 

Scène IX

 

DUPRÉ, RICOPEAU

 

RICOPEAU.

Mon adjoint, voici le cortège ! on vous cherche partout... Voilà les témoins qui montent le grand escalier ; vite ! vite !... Vos gants blancs ?... Vous savez... Les parents devant, et vous ensuite, la main droite à la mariée. Dans un moment vous serez époux... C’est votre étrenne... Permettez à un subalterne sensible de vous la souhaiter bonne et heureuse.

DUPRÉ.

Ce bon Ricopeau ! Tiens, montre toujours du zèle, et je ne t’oublierai pas...

Il lui donne de l’argent.

Mais voici le cortège : allons vite rejoindre ma future.

Il sort.

 

 

Scène X

 

RICOPEAU, seul, regardant ce que Dupré vient de lui donner

 

Dix francs ! c’est sans doute de la part de monsieur le maire... la somme l’indique.

On entend la ritournelle de l’air suivant.

Mais je crois que voilà tout le monde... À mon poste.

 

 

Scène XI

 

RICOPEAU, GRIVELLE, ROSE, DUPRÉ, EUGÉNIE, LA NOCE, CHŒUR

 

CHŒUR.

Air : De la Dame Blanche.

Au bonheur, à l’ivresse
Livrons tous notre cœur ;
Partageons l’allégresse
De ce couple enchanteur.

RICOPEAU.

Messieurs et dames, prenez place, en attendant monsieur le maire... Il y a des sièges pour tout le monde... Deux fauteuils pour la mariée, le futur... des tabourets pour les témoins, et des banquettes de velours d’Utrecht pour les grands parents.

Toute la noce s’assied en silence. Grivelle et Eugénie sont sur le devant de la scène avec Dupré, à gauche du spectateur.

RICOPEAU, parlant à la cantonade à la porte du fond.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là, vous autres ? Encore ces maudits pauvres... Attendez en bas ; on ne peut rien vous faire...

Revenant.

C’est vrai, on leur donne toute la monnaie, et le garçon de bureau n’a rien. Allez, allez... Au plaisir de vous revoir.

Allant à la porte latérale.

Mais, v’là monsieur le maire...

Annonçant.

Monsieur le maire.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, NOIRVILLE, en grand costume de maire et revêtu de son écharpe

 

L’orchestre exécute piano la marche religieuse de Montano, pendant toute cette scène. À l’entrée de Noirville, tout le monde se lève.

EUGÉNIE, à part.

Dieu ! c’est lui !

GRIVELLE.

Quoi ! c’est notre ami qui est le maire ?

Noirville passe lentement et monte sur l’estrade. Ricopeau lui présente les registres.

Allons, ma fille ! mon Eugénie ! du calme ; je conçois ton émotion : elle est bien naturelle dans ce moment ; car je ne puis me défendre moi-même...

Noirville fait un signe pour inviter les époux à s’approcher de l’autel. Grivelle donne la main à sa fille. Dupré et Eugénie s’avancent vers l’autel. Celle-ci paraît profondément émue. Grivelle est derrière elle. Les témoins derrière Grivelle ; les parents ensuite. Noirville affecte beaucoup de calme, mais sa voix est altérée...

NOIRVILLE.

Auguste Dupré... vous jurez de prendre pour épouse mademoiselle Louise-Eugénie Grivelle ?

DUPRÉ.

Je le jure.

NOIRVILLE.

Et vous, Louise-Eugénie Grivelle, vous jurez de prendre pour époux Auguste Dupré ?

Eugénie s’évanouit : les femmes jettent un cri et l’entourent. Tout le monde est dans l’agitation. Grivelle est près de sa fille. Noirville est descendu de l’estrade. Dupré est sur le devant de la scène.

DUPRÉ, à part.

Air du finale du Barbier de Séville.

Ah cruel moment cruel moment ! douleur extrême !
Non, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi que son cœur aime.
Ah ! je sens là, malgré moi-même,
Que mon erreur Fait son malheur.

NOIRVLLE, à part.

Ah ! dans ce moment, qui peut causer son trouble extrême ?
Mais c’est mon rival, c’est mon rival lui seul qu’elle aime.
Je voudrais m’abuser moi-même...
Funeste ardeur,
Fuis de mon cœur !

RICOPEAU.

Ah tout s’éclaircit, tout s’éclaircit dans l’instant même :
Non, c’n’est pas l’futur, c’n’est pas l’futur qu’en s’cret on aime.
Pour mon adjoint surprise extrême !
Oui, pour son cœur
C’est peu flatteur.

ROSE.

Ah tout s’éclaircit, tout s’éclaircit dans l’instant même :
Non, c’n’est pas l’futur, c’n’est pas l’futur qu’en s’cret on aime.
Ah ! pour l’adjoint surprise extrême !
Pour son ardeur C’est peu flatteur.

GRIVELLE et LE CHŒUR.

Quel événement ! Dieu ! quel moment ! surprise extrême !
Quoi ! lorsqu’elle obtient, lorsqu’elle obtient celui qu’elle aime,
Devant l’autel, à l’instant même,
Quelle douleur
Brise son cœur ?

ROSE.

Rassurez-vous, elle revient à elle.

EUGÉNIE, se levant.

Oui, oui, Monsieur, je me sens maintenant assez de force pour achever la cérémonie.

DUPRÉ, à Eugénie.

Non, mademoiselle, depuis quelques instants je vous observe ; je cherche à découvrir les sentiments qui vous agitent...

NOIRVILLE, à part.

Que va-t-il dire ?

DUPRÉ.

Eugénie, pourquoi ces pleurs au moment de notre union ?

EUGÉNIE.

Ne sont-ils pas bien naturels ?

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Quand je change de protecteur,
Quand je quitte un père que j’aime,
Je ne puis, dans mon trouble extrême,
Imposer silence à mon cœur.
(Bis.)

DUPRÉ.

Non, non, la vérité m’éclaire ;
Maintenant, je vois, à mon tour,
Que vous confondez, en ce jour,
Les larmes qu’on doit à son père,
Et les pleurs qu’on donne à l’amour.

EUGÉNIE.

Ah ! monsieur, ayez pitié de moi.

DUPRÉ.

Eugénie, vous avez cru qu’un bonheur que vous ne partagiez pas pourrait me suffire. Noirville... Eugénie... Vous vous êtes défiés de moi... Vous aviez méconnu mon cœur.

NOIRVILLE.

Mon ami !

DUPRÉ.

Je n’étais point fait pour tant de bonheur... Lui seul était aimé... Lui seul avait reçu les premiers serments... et cependant il sacrifiait ses droits et son amour pour une reconnaissance qu’il ne doit qu’à mon père... C’est à mon tour de me montrer généreux. M. Grivelle ne me démentira pas... Monsieur le maire... dans huit jours vous serez marié par votre adjoint.

Il met la main de Noirville dans celle d’Eugénie.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air de la Dame Blanche.

Au bonheur, à l’ivresse,
Livrons tous notre cœur ;
Partageons l’allégresse
De ce couple enchanteur.

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